CommunautéFilmsSéries

Heartstopper, Nimona : ce que les films pour enfants nous disent des normes queer

Dans cet article, Plume raconte comment Nimona et Heartstopper illustrent certaines normes de la communauté queer autour du harcèlement. Cet article mentionne une relation amoureuse maltraitante et parle en détail de harcèlement et de transmisogynie.

Ce que je trouve difficile, parfois, c’est cette impression de décrire une réalité que personne ne voit. Je parle de structures, de normativité. Or elles sont invisibles. Elles sont les squelettes de notre monde : on sait qu’elles sont là, puisqu’elles articulent nos mouvements. Mais nous n’avons pas de vision à infra-rouge, et nous ne voyons que la chair qui les recouvre, que la surface.

On peut décrire les effets, mais cela ne parlera qu’à ceux qui les ont vu à l’œuvre.

Si je dis : nous avons une articulation au niveau du genou, cela fait sens parce que, même sans avoir vu des rotules, vous avez déjà vu des gens plier leurs jambes. Mais si vous vivez entouréés de gens qui s’amusent à ne jamais fléchir, vous aurez peut-être un peu plus de mal à me croire. Je pourrais vous dire « mais j’ai vu moi, que vos genoux se plient ! », cela restera très théorique, peut parlant.

Mais en vérité, il y a un outil formidable pour apprendre à appréhender les structures.

J’ai nommé : les films pour enfants.

Les films pour enfants sont simples : ils sont conçus pour être facilement compris par des enfants. Les coutures sont épaisses, et justement grâce à cela, il devient plus facile de les voir.

Personnellement, la fiction a toujours été mon meilleur allié pour comprendre le monde : je suis autiste, et je suis persuadéé que j’ai compris les conventions sociales en regardant des Disney Channel Original movies et des téléfilms romantiques ultra cheapos produits à la chaine par Hallmark. Ces films ne décrivent pourtant pas la réalité. Mais ils font « mieux » que cela : ils décrivent la réalité à laquelle les gens aspirent. C’est-à-dire qu’ils décrivent les conventions auxquelles les gens sont d’accord pour se conformer (ou seraient d’accord pour se conformer dans l’idéal). C’est-à-dire qu’ils décrivent structurellement (et pas factuellement / en surface) la norme.

On peut prendre ces médias de haut, parce qu’ils ciblent un public enfantin / immature.

Mais on peut aussi choisir de tirer d’eux de vraies analyses. Et personnellement, je ne compte pas m’en priver.

Et ce d’autant moins qu’à présent on a mieux que des films pour enfants : on a des films LGBT+ pour enfants et ado.

Cela signifie qu’on n’a plus uniquement des films simples qui nous permettent d’analyser la norme en général. On a des films simples qui nous permettent d’analyser la norme des milieux queers.

Et cela, c’est inestimable.

Heartstopper.

Dans la série « Heartstopper » (produite par Netflix d’après une bande dessinée d’Alice Oseman), on suit la rencontre et la romance entre deux adolescents respectivement gay et bi : Charlie et Nick. Ce qui m’interpelle dans cette histoire, c’est le traitement réservé à Ben, l’ex maltraitant de Charlie.

Ben est un adolescent bissexuel de quinze ans (dans la saison 1), dans le placard et complètement paumé. Il se déteste d’être bi. Sa haine est renforcée par le harcèlement homophobe qui vise Charlie et dont il est témoin direct, et elle rejaillie sur Charlie. Il traite se dernier comme s’il était à sa disposition quand il en a envie, et l’ignore ostensiblement le reste du temps. Quand Charlie, lassé de ce traitement, décide de rompre, il réagit violement en l’agrippant par le col (et en l’embrassant de force dans la série, chose qu’il ne faisait pas dans la BD).

Il s’agit donc d’un personnage qui a des choses à se reprocher, et que Charlie a toute légitimité à ne pas pardonner.

Mais je trouve révélatrice la manière dont cela est tournée.

Dans la saison 2, Ben commence à sortir avec Imogen, une amie de Nick.

Déjà, dès qu’il l’apprend, Nick décide de venir lui conseiller de rompre. Il ne lui donne aucune explication, à part que Ben a été « un salaud ». Cela a pour seul effet de fâcher Imogen qui, en réaction, se rapproche encore plus de Ben. Dans la vraie vie, il s’agit d’un très mauvais calcul :

  • Soit Ben s’avère ne pas être un danger pour Imogen (après tout, il n’a pas honte d’être en couple hétéro, et c’est cela qui posait problème dans sa relation avec Charlie), et faire de lui un « salaud » dans l’absolu relève juste de l’ostracisation gratuite ;
  • Soit Ben s’avère être un danger pour Imogen, et ce danger est renforcé par le fait qu’Imogen se soit fachée avec les personnes qui auraient pu l’aider et la soutenir.

Sauf que ce comportement : c’est la norme des milieux queer.

On le voit dans la série parce que le scénario donne raison à Nick : Ben s’avère être un piètre petit ami (pas un petit ami violent ou maltraitant, juste un gars paumé et mal dans sa peau qui n’arrive pas à consacrer assez de temps à sa nouvelle copine, mais c’est suffisant pour justifier la rupture et envoyer le message : « Nick avait raison d’alerter les gens contre Ben, qui est un salaud »)

Plus tard, surement après une introspection, Ben va présenter ses excuses à Charlie, qui les refuse. Encore une fois : c’est son droit le plus stricte. Mais il y a quelque chose de malhonnête dans la manière dont il les refuse : à l’entendre, Ben serait responsable de tous ses traumas (alors que le fait d’être harcelé par tout son lycée pendant un an a dû jouer tout autant), et le fait même qu’il soit venu présenter des excuses serait une violence de plus (une manière de lui « forcer la main » pour « alléger sa conscience »).

Dans tout cela, la victime (Charlie) et ses soutiens (Nick) sont présenté comme moralement supérieurs. Quant à l’agresseur (Ben), tous les éléments sont là pour le déshumaniser.

  • Les accusations graves n’ont pas besoin d’être étayées (et donc, en creux : elles n’ont pas besoin d’être fondées)
  • Les victimes sont dépossédées de leur parole (ce n’est pas Charlie qui va avertir Imogen, c’est Nick. C’est Nick aussi qui essaie de s’interposer entre Ben et Charlie quand Ben essaie de présenter ses excuses. Il se place physiquement entre les deux et déclare « il a pas envie de te parler », alors que Charlie n’a rien dit allant dans ce sens, lui qui ne parle jamais de ses problèmes)
  • La confusion entre le conflit (Ben avec Imogen) et l’agression (Ben avec Charlie) est entretenue
  • La vulnérabilité des personnes accusées et exclues n’est pas prise en considération (Ben est un ado bi paumé et terrorisé à l’idée d’être outé, lui qui a été témoin du harcèlement du seul autre élève gay de son établissement)
  • La binarité entre les victimes (bonnes) d’un coté et les aggresseurs (mauvais) de l’autre est entretenue (alors qu’en réalité, ni Ben et aussi une victime, et Charlie et Nick sont comme tout le monde : imparfaits. Charlie est très mauvais communiquant et Nick passe son temps à décider à sa place de comment le défendre)

En soi, que les personnages de « Heartstopper » agissent mal vis-à-vis de Ben, ce n’est pas grave : ce sont des adolescents blessés qui ont aussi le droit à leur propre erreur.

Ce qui me dérange plus en revanche, c’est que la série présente leurs attitudes comme positives et désirables : la déshumanisation de Ben n’est pas montrée comme le drame qu’elle est (à la fin, on le voit renoncer à entrer dans un espace identifié comme queer, ce qui laisse à penser qu’il va rester dans le placard et dans la honte pour encore un moment), mais comme l’heureux dénouement (Charlie a enfin pu envoyer chier son ex toxique).

Parce que c’est cela, la norme des milieux queer : assurer sa supériorité morale via l’antagonisassions des agresseurs et autres personnes « problématiques ». Alice Oseman le dit : à la base, Ben existe comme un « anti-Nick ».

Heureusement, les personnages de « Heartstopper » n’en viennent pas à harceler Ben. De toute façon, ce dernier change de lycée à la fin de la saison 2, la série peut se concentrer sur ces personnages principaux et leurs romances (ou leur absence de romance d’ailleurs).

Nimona (et Ballister).

Mais une autre production netflix, Nimona (cette fois-ci librement adapté d’une bande dessinée de Nat Stevenson), montre bien à quoi peut ressembler le harcèlement « féministe » quand on l’a « justifié ».

Nimona, héroïne du film, est un personnage métamorphe, née animale mais ayant la capacité de prendre toutes les formes possibles. Elle grandi dans parmi les bêtes sauvages, parmi lesquelles elle ne trouvait jamais sa place, jusqu’au jour où elle a fait la rencontre d’une autre petite fille et a pris pour la première fois une apparence humaine. Pour la première fois, elle s’est vraiment fait une amie, pour la première fois, elle s’est vraiment sentie à sa place. Elle n’a même pas eu besoin de cacher ses pouvoirs.

Mais un jour, les villageois ont surpris les deux enfants en train de jouer alors que Nimona avait une apparence d’ourse. Aussitôt inquietts, iels ont pointé leurs fourches en direction de cette « menace » présumée.

Pour les rassurer, Nimona a repris son apparence humaine, mais cela n’a fait que redoubler la peur du village : la seule chose pire qu’une bête, c’est un monstre capable de duper sa proie en cachant sa nature de bête derrière une apparence innocente de petite fille.

En d’autres termes, pour expliciter la métaphore : la seule chose de pire qu’un homme cis (associé non pas à la nature sauvage mais à la domination patriarcale et à l’exercice des violences sexistes et sexuelles), c’est une personne qui peut camoufler ses origines masculines (les terfs parleront de « biologie », les queers « inclusifves » transmisogynes de « socialisation »).

Le village a pris la défense de la victime désignée et en a fait une héroïne dont le courage a continué d’être célébré des décennies après sa mort.

Quand on rencontre Nimona, des centaines d’années ont passé. Son ancienne amie n’est plus qu’une fière statue dressée au centre d’une mégalopole lgbt-friendly dans laquelle on atteint la plus haute distinction sociale en chassant des monstres.

Sauf que Nimona est le seul monstre que la ville ait jamais connu.

Elle n’a rien fait de mal.

Mais elle a été désignée comme ennemie publique. Et en tant que telle, elle est privée de toute considération, de toute possibilité de se faire des amis et d’avoir une vie sociale.

Son seul espoir, au début du film, c’est d’apprendre l’existence d’un autre paria. Alors elle se dit : je ne le connais pas, mais peut-être que si je vais le voir on sera au moins deux.

Mais même lui, tout aussi innocent qu’elle du crime dont on a voulu l’accuser, qui serait bien placé pour savoir ce que fait l’injustice, pour savoir aussi la violence de l’ostracisation, quand bien même il aurait eu quelque chose à se reprocher, même lui doute d’elle. Même lui a envie de se laisser convaincre par les mensonges qui dépeignent Nimona comme le monstre qu’elle n’est pas et n’a jamais été.

Nimona est une meuf trans fucking cancel, coupable de ne pas cacher qu’elle a été « une bête » avant d’être « une fille ». Elle porte cette douleur si reconnaissable, pour qui sait où regarder. Elle dit « Je ne sais pas ce qui me fait le plus peur : Le fait que tous les habitants de ce royaume rêvent de me plonger leur épée en plein cœur, ou le fait que parfois, j’ai envie de les laisser faire ».

Ce film est un chef d’œuvre, qui montre si bien cette souffrance dont on ne parle jamais : celle de la déshumanisation, du harcèlement, des violences intracommunautaires.

Là où Heartstopper donne à voir la normativité queer, Nimona expose ses conséquences.

Voilà comment les films pour enfants peuvent devenir plus que des films pour enfants.

Pour en savoir plus :

3 réflexions sur “Heartstopper, Nimona : ce que les films pour enfants nous disent des normes queer

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.